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Hiver 1890 - Tempête houleuse



Le deuxième hiver de cet fin de siècle est venu, apportant avec lui sa neige lourde & abondante. Les paysages ont revêtus leurs manteaux blancs & Jamil a même dû creuser un passage jusqu'au portail de la propriété dans l'épaisse poudreuse sans quoi ils n'auraient pas pu sortir. Les vents sont bien plus mordants que l'année précédente & c'est sous un blizzard féroce, devenu quasi quotidien, que la famille continue à vivre malgré la tragédie survenue en Automne.

La vie continue, les peines s'éteignent & le souvenir du petit Henri s'efface peu à peu des cœurs. Déjà sa tombe au fond du jardin se recouvre de mousse envahissante & les fleurs fraîches déposés en gerbe sont depuis bien longtemps fanées. Personne n'y va plus, la maisonnée est tournée désormais vers l'avant, vers l'avenir.

Jamil est toujours complètement accaparé par son travail, partant très tôt & rentrant très tard, enchaînant les évolutions afin d'assurer à sa famille des revenus confortables & surtout une épargne pour quand il ne sera plus là. La quarantaine se fait sentir chez cet homme déterminé à la réussite & c'est avec vaillance comme fermeté, sans aucune faille, qu'il continue à essayer d'élever socialement le digne nom des Labra.

Rayise quand à elle persiste à tenir le foyer d'une main de maître, entre les repas, les enfants & le nouveau logement elle n'a même plus le temps de regarder par la fenêtre admirer ce jardin qu'elle aime tant. Si je dis nouveau logement c'est car le domaine a subit de gros travaux ! La petite exploitation a bien grandi & est devenu un sujet de légitime fierté. Jamil se bouffit d'orgueil à chaque traite signée, à chaque vente concrétisée dans son superbe bureau tendu de velours rouge à dorures.

La réussite a un impact direct sur la famille, qui profite de cette ascension fulgurante pour s'élever socialement toujours plus. Fini les robes rapiécés aujourd'hui on affiche les hauts volants en tissus riches, les éventails & les robes à prix à 4 chiffres ... On se paye même le luxe de s'offrir employée d'exploitation & femme de ménage pour s'occuper des besognes désormais jugées comme ingrates par Rayise elle même. On ressent de l'extérieur cette montée vers la bourgeoisie, cet accomplissement familial venu grâce à la fortune du père.

Pour l'occasion la famille a même fait l'acquisition d'un appareil photo & les clichés démonstrateurs de cette réussite sont légions.





Cependant à l'intérieur & malgré les apparences, l'ambiance est lourde pour cette fin d'année... En effet, Jamil tient absolument à marier son aînée qui est devenu ado depuis peu avec un bon parti mais cette dernière souhaiterait continuer dans la voie des arts, étant perfectionniste.
Deux visions de la vie s'opposent. La tradition contre la liberté. Et c'est chaque soir le même duel interminable qui recommence. Les pourparlers sont violents, ça crie parfois jusqu'à très tard dans la cuisine & Rayise ne peut qu'assister impuissante, réduite au silence, à ses échanges houleux qui lui rappellent tellement sa propre vie. Malheureusement elle sait, sa fille n'aura pas le choix, pas plus qu'elle ne l'a eu elle ...

Et tandis qu'elle se perd avec angoisse dans ses pensées, imaginant sa fille mariée et mère, son mari clôt la discussion. Marie sera mariée au printemps. Ainsi en est il décidé...




La jeune ado est furieuse, elle ne veut pas d'un tel destin ! Pourquoi ? Pourquoi ne pas la laisser continuer dans la voie des arts ? Elle est douée c'est vraiment du gâchis. Mais son père la ramène durement à la réalité de sa condition ; on ne vit pas d'art & d'eau fraîche et il est hors de question de faire honte "au nom". En tant que patriarche il ne le tolèrera pas. Sa fille peut crier, pleurer, supplier autant qu'elle voudra il ne cédera pas. Elle sera mariée ... dé gré ou de force ...

Jamil est même particulièrement fier, grâce à ses bonnes relations, d'avoir plusieurs prétendants à sa disposition pour les mariages futurs de ses filles. Ils se rencontrent régulièrement entres pères pour causer, histoire de s'entendre sur tout ça. Bien évidemment les enfants ne sont pas consultés, tout cela n'ayant que pour but de renforcer le pouvoir des familles sur la région & de transmettre le patrimoine afin d'asseoir définitivement leur réussite dans le monde sociétal.




Quand au reste de la fratrie, ils continuent de grandir & d'évoluer tout en subissant par effet d'écho cet atmosphère familial si particulier. L'un après l'autre Jeanne puis Louis rejoignent leur sœur dans le passage à l'adolescence en devenant un beau duo très cultivé, eux aussi amateurs d'arts (décidément !). Ils sont de ce fait encore plus proches, complices depuis l'enfance déjà, leur goût commun pour la musique & la peinture les soudant encore plus de ce fait.

Jeanne acquiert la très belle disposition affective de bienveillance. Le bien être de l'autre, et surtout de sa mère, passe avant tout & pour cela la jeune fille n'hésite pas à participer aux tâches ménagères voir même culinaires pour soulager sa famille. Mais son père veille au grain, pas question d'oublier l'éducation ! Par un hasard tout à fait surprenant, les 3 jeunes aiment tous les arts !* Le fait d'être bercés dedans depuis leur enfance a du sûrement jouer. Du coup tout le monde pratique à haut niveau le piano, le violon & le dessin ; profitant des enseignements de leur père passé maître dans ce dernier domaine en plus de toutes les compétences qu'il possède déjà.

Encore une fois avec le seul objectif de glorifier le nom des Labra, par une éducation brillante & une élévation sociale. Il est bien loin désormais le temps de la paysannerie & de la boue ...




Les jumeaux de leur côté, derniers du peloton en bons imprévus qu'ils étaient, commencent à se scinder. Devenus enfants, ils ne grandissent plus de manière équitable ; Joseph accusant du retard sur son frère surtout au niveau mental, ce qui ne plaît pas du tout à Jamil. Le pauvre enfant subit donc remontrances & reproches que son père pense nécessaire pour le motiver mais elles ne font que l'enfoncer ... alors que le malheureux garçonnet est pourtant doté d'un caractère doux et soigné. Et il ne peut hélas pas compter sur le soutien de sa mère, trop occupé à canaliser le rebelle Louis qui continue ses mauvaises manières en laissant trainer son linge partout & refusant parfois même de se laver.

Quand à son frère, ayant eu soudainement l'éveil d'un intérêt prononcé pour les chiens (bien que la famille n'en possédant pas) & absorbé par son violon qu'il pratique tous les jours, il se désintéresse totalement de celui qui était autrefois comme une part de lui même. Et l'infortuné Joseph, abandonné de tous, se lève chaque jour d'un pas de souffrance pour se rendre à l'école auquel il ne comprend rien ; le coeur gros.
Ses pas marquent la neige tandis que son esprit s'envole parmi les flocons du blizzard & il se demande quelle va bien être sa vie ...